L'Ascension des polyèdres en pierre
1 Mai 2008
L'Ascension des polyèdres en pierre
Publié le 1 Mai 2008 @ 15:08:26 , contient 1163 mots
En ce jour d'Ascension, fête des Compagnons tailleurs de pierre de toutes les sociétés présentes sur le Tour de France, quelques lignes encore au sujet des polyèdres... Quitte à travailler un peu en ce jour, autant que ce soit à la gloire du travail ! Ces quelques remarques répondent à la sollicitation de Marie-Christine (voir commentaires d'un précédent article au sujet des polyèdres en pierre de Junas) quant au symbolisme éventuel de ceux-ci.
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Un petit rappel géométrique tout d'abord : un polyèdre régulier est inscriptible dans une sphère et toutes ses faces sont des polygones réguliers isométriques (tous les côtés sont isométriques et tous les angles sont de même mesure). Dans son traité géométrique, Les Eléments, Euclide prouve qu'il existe exactement et seulement cinq polyèdres convexes réguliers : le tétraèdre, le cube, l'octaèdre, l'icosaèdre et le dodécaèdre. Ces solides sont appelés communément « solides de Platon » ou encore « corps platoniciens » en raison de ses remarques à leur égard.

Les Grecs de l'Antiquité ont accordé une signification symbolique aux cinq polyèdres réguliers en les rattachant aux entités élémentaires qui selon eux façonnaient l'univers : le feu est associé au tétraèdre, l'air à l'octaèdre, la terre au cube, l'eau à l'icosaèdre et enfin l'éther (l'universel) au dodécaèdre.
Cette dimension cosmologique des polyèdres est restée au cœur des préoccupations symboliques durant plusieurs siècles. La fascination pour les nombres et la géométrie a également nourri l'art sacré.

Il convient de rappeler à cet égard que selon les conceptions traditionnelles, par exemple dans la Bible, l'expression du nombre appartient à la sphère la plus élevée du monde créé, exactement à l'articulation entre le Créateur et la Création. Les spéculations cosmologiques sont au cœur des préoccupations de la Renaissance, qui, y compris au travers de l'art (perçu comme fondamentalement sacré), cherche un nouvel équilibre entre la foi et la connaissance (science).

L'intérêt pour les corps platoniciens est éclatant dans l'ouvrage de Luca Pacioli, De divina proportione, publié à Venise en 1509. Il traite essentiellement du « Nombre d'Or » (la « Divine proportion ») et est illustré par son ami et compagnon d'exil Léonard de Vinci. L'œuvre traite aussi de l'usage de la perspective par les peintres.

Les gravures du traité de Pacioli d'après les dessins de Léonard de Vinci seront fréquemment reprises durant les décennies suivantes.

Durant les XVIe et XVIIe siècles, il semble justement que ce soit l'importance accordée à la science naissante de la perspective qui donne aux polyèdres réguliers une place de premier plan.

Dans son traité de perspective paru en 1560, Jean Cousin évoque les polyèdres réguliers. Pour ce qui nous occupe ici — c'est-à-dire la question de savoir s'il existe un lien particulier entre cette floraison de polyèdres en pierre au début du XIXe siècle et les Compagnons tailleurs de pierre — il est intéressant à noter que les gravures illustrant les deux types de polyèdres en pierre actuellement recensés, mettent en évidence leur rapport essentiel à la figure géométrique du « sceau de Salomon » (hexagone étoilé), symbole fondamental dans les anciens compagnonnages de la construction.


Dans Le serpent compatissant, j'ai en effet montré que, outre son allusion au « Grand Roi Salomon » cher aux Compagnons, cette figure géométrique possède des qualités remarquables au premier rang desquelles son rapport à la construction de l'angle droit, fondement s'il en est des opérations géométriques. D'où la vénération dans lesquelles ce « sceau » était tenu par les maîtres du Trait. D'où je pense aussi ce lien assez probable avec les Compagnons Étrangers tailleurs de pierre, « enfants de Salomon », plutôt qu'avec les Compagnons Passants, « enfants de Maître Jacques », même s'il n'est évidemment pas à exclure que cet intérêt pour les polyèdres en pierre soit naturellement passé des uns aux autres.
Il est en revanche assez peu probable qu'au début du XIXe siècle, les spéculations cosmologiques autour de la géométrie et des corps platoniciens aient encore fait partie consciente du patrimoine traditionnel des Compagnons tailleurs de pierre français, quel qu'en soit le rite. Comme on a pu le constater au cours des recherches menées depuis plus de dix ans sur les archives des Compagnons Passants tailleurs de pierre (cf. notamment Travail et Honneur), la période de la Révolution de 1789 marque une rupture nette dans la transmission de certaines données symboliques, rupture qui ne fera que s'accroître durant tout le XIXe siècle. De fait, les polyèdres apparaissent un peu comme un chant du cygne de cette connaissance géométrique rapportée aux spéculations métaphysiques qu'avait semble-t-il un certain nombre des Compagnons tailleurs de pierre d'antan (cf., dans Le serpent compatissant, les remarques relatives à Philibert Delorme).
Une magnifique synthèse sur les plans géométriques, symboliques et artistiques de cet intérêt pour les polyèdres est le traité Perspectiva Corporum Regularium de Wenzel Jamnitzer (1508-1585), publié à Nuremberg en 1568.

On remarquera la présence en bas à droite de l'un des polyèdres étudiés sur ce blog.

En conclusion, l'intuition de Marie-Christine quant au fait que les polyèdres auraient un rapport avec les éléments et symboliseraient un lien entre la terre et le ciel, s'avère très juste.
Deux sites à visiter pour en savoir plus sur les polyèdres :
Les pages de Thérèse Eveilleau, qui en expliquent très bien les aspects géométriques.
Le site (en anglais) de George Hart, sculpteur et mathématicien passionné par les polyèdres.
6 commentaires
Bonne Ascension.
Pour quelle raison la fête des tailleurs de pierre est ce jour d'Ascension ?
Par ailleurs, je pense que c'est lié au symbolisme ascensionnel en général, qui convient très bien d'une part à des « bâtisseurs de cathédrales », et d'autre part à une tradition à caractère initiatique, c'est-à-dire à un processus où symboliquement on meurt pour renaître et s'élever.
Bien cordialement.