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Le Livre Muet des cathédrales

Ce texte est la version intégrale d'un article publié avec quelques coupures dans la revue HISTORIA spécial grand format N° 9801.

Que ce soit dans leurs sculptures ou dans leurs vitraux, les cathédrales offrent au regard une luxuriante forêt d'images. Si certaines sont immédiatement déchiffrables car elles appartiennent aux thèmes les plus connus du christianisme – telles les représentations de la Crucifixion ou de la Nativité – d'autres intriguent le visiteur contemporain, en particulier le bestiaire fantastique qui culmine dans les gargouilles. D'aucuns ont été tentés d'y reconnaître des figurations à caractère ésotérique et il ne se passe guère d'année sans que paraisse un nouveau livre sur « le message secret des bâtisseurs de cathédrales ». Dans ce genre, le chef-d'œuvre incontestable (et, au demeurant, non dépourvu d'intérêt) reste Le mystère des cathédrales de Fulcanelli, pseudonyme de Jean-Julien Champagne, féru d'alchimie.

Cependant, sans contester radicalement l'existence en certains cas d'un symbolisme à caractère ésotérique (d'ailleurs assez éloigné ce que l'on affuble habituellement aujourd'hui de ce terme), il convient de tout d'abord déchiffrer ces images en regard de la culture de l'époque qui les a produite. Car si les cathédrales formaient une sorte de Livre muet accessible à l'immense cohorte de ceux qui alors ne savaient pas lire, leurs images reflètent avant tout la culture du Moyen Age. Au XIIIe siècle, en même temps que les cathédrales, fleurissent les encyclopédies : saint Thomas d'Aquin expose dans sa Somme théologique toute la doctrine chrétienne ; Jacques de Voragine rassemble dans sa Légende dorée toutes les légendes des saints ; Guillaume Durand explique dans son Rational des divins offices toute la liturgie ; Vincent de Beauvais embrasse et résume dans son Grand Miroir toute la science de l'univers. En fait, tenant compte également des réminiscences de quelques Évangiles apocryphes et des légendes populaires, quelquefois à substrat païen, il n'est guère besoin d'aller chercher ailleurs qu'en ces ouvrages les clefs de l'iconographie des cathédrales.

Ainsi que l'a nettement démontré Émile Mâle dans son incontournable livre sur L'Art religieux du XIIIe siècle en France, la source principale d'inspiration de cette iconographie est le Speculum majus de Vincent de Beauvais. Surnommé le « mangeur de livres », celui-ci avait passé sa vie à lire et à faire des extraits de toute la littérature alors disponible. Son œuvre est divisée en quatre parties, selon un schéma conforme à celui de la Création divine : le Miroir de la Nature, le Miroir de la Science, le Miroir de la Morale et le Miroir de l'Histoire. Dans cette perspective, partagée par toute la société médiévale, rien de ce qui appartient à la Création ne saurait être autre chose qu'un symbole, qu'un reflet de tel ou tel aspect du divin. Le monde tout entier est un symbole et la cathédrale est une image de ce monde, un microcosme miroir du macrocosme.

Porteuses de telles significations supérieures, les images obéissent à des règles où le figuratif s'estompe au profit du symbole et de l'allégorie, d'où le sentiment de mystère qui peut naître lorsque les règles qui régissent cette langue hiératique ne sont plus connues. Pour prendre un exemple très simple et, au demeurant, fondamental, la représentation d'une croix n'a pas pour objet final de figurer une quelconque croix, un assemblage de pièces de bois qui évoquerait l'art de la charpente : elle est l'image de la Croix par excellence, celle où s'accomplit le mystère de la Passion. De même, un agneau portant une croix est l'image de Jésus-Christ offert en sacrifice. Mais l'image est polysémique : sans la croix, ce même agneau est une figuration du chrétien, voire du pêcheur que le Bon Pasteur, sous la forme du berger, viendra ramener vers le troupeau (l'Église en tant que communauté des fidèles). Dans le contexte des calendriers, cet agneau pourra évoquer le temps de Pâques, tandis que le bélier figurera le signe zodiacal du même nom, moment de l'équinoxe de Printemps à partir duquel le jour l'emportera sur la nuit… et la lumière du Christ sur les ténèbres du paganisme.

En suivant le plan adopté par Vincent de Beauvais, explorons quelques-unes de ces images, apparemment simples… ou faussement mystérieuses.

Le Miroir de la Nature

Dans la cathédrale, les chapitres du Miroir de la Nature sont inscrits partout. Il n'est en effet guère de parties de l'édifice où ne se remarquent des plantes et des animaux. Le premier livre de l'Ancien Testament raconte la Genèse, les six jours de la Création que Dieu peupla de plantes et d'animaux avant d'y placer Adam. Toute cette végétation, généralement représentée dans sa phase de croissance, de pleine vigueur, représente également la puissance vitale du Verbe à l'œuvre dans le cœur des fidèles, ce grain qui, jeté en bonne terre, croît et fructifie. Rien dans la Création n'échappe au Moyen Age à cette vision mystique. Méditant sur une simple noix, Hugues de Saint-Victor écrit : « Qu'est-ce qu'une noix sinon l'image de Jésus-Christ. L'enveloppe verte et charnue qui la recouvre, c'est sa chair, c'est son humanité. Le bois de la coquille, c'est le bois de la croix où cette chair a souffert. Mais l'intérieur de la noix, qui est pour l'homme une nourriture, c'est sa divinité cachée. » La rose est quant à elle le symbole des martyrs ou du chœur des vierges. Pierre de Mora écrit à son sujet : « Quand elle est rouge, elle est le sang de ceux qui sont morts pour la foi, et quand elle est blanche, elle est la pureté virginale. Elle naît au milieu des épines, comme les martyrs s'élèvent au milieu des hérétiques et des persécuteurs, ou comme une vierge pure éclate au milieu de l'iniquité. » C'est aussi un symbole de la Lumière, du rayonnement du Verbe, et les grandes roses des cathédrales, constellées des couleurs de l'arc-en-ciel et des épisodes de l'Histoire sainte, en offrent le témoignage le plus éclatant.

Si les représentations du règne végétal restent généralement conformes aux modèles naturels, il n'en va pas de même pour le règne animal. Animaux réels et imaginaires se côtoient quand ils ne se mêlent pas, donnant alors naissance à des êtres hybrides et monstrueux. Le Bestiaire symbolique remonte probablement au second siècle du christianisme et il pénétra très tôt en Occident, où il fut abondamment traduit, commenté et adapté. Bien que condamné par le pape Gélase, il resta durant tout le Moyen Age une source majeure, ayant pour lui l'autorité des Pères de l'Église qui lui firent de fréquents emprunts. Prenant racine dans l'Antiquité païenne, il amalgame les fables recueillies par Ctésias, Pline et Elien sur les animaux, à commencer par ceux des contrées lointaines voire légendaires, et les commentaires mystiques des premiers chrétiens. Au fil des siècles et des commentaires, les Bestiaires deviendront d'étonnants réservoirs pour l'imagination des prêcheurs et des imagiers. Ainsi, puisant probablement son inspiration dans les sermons d'Honorius d'Autun, le verrier d'un des vitraux de la cathédrale de Lyon, relatant la vie du Christ, emploie-t-il divers animaux pour en symboliser chacune des phases. L'Annonciation se voit accompagnée d'une représentation de la fameuse licorne car, selon Honorius, elle « est un animal très sauvage, si bien que, pour s'en emparer, on est obligé d'avoir recours à une vierge. L'animal, en la voyant, vient à elle, se couche sur son sein et se laisse prendre. – La licorne est le Christ, et la corne qu'elle porte sur le front symbolise la force invincible du fils de Dieu. Il s'est reposé sur le sein d'une vierge et a été pris par les chasseurs, c'est-à-dire qu'il a revêtu la forme humaine dans le sein de Marie et qu'il a consenti à se donner à ceux qui le cherchent. » Les médaillons accompagnant et illustrant la Résurrection figurent quant à eux la baleine de Jonas, image du tombeau d'où le Christ sortit vivant, et un lion bondissant accompagné de trois lionceaux, car, toujours selon Honorius, « la lionne donne le jour à des lionceaux morts-nés, mais, trois jours après, un rugissement du lion les rend à la vie. » Une telle croyance –l'animal étant rare sous nos climats ! – perdurera jusqu'à une époque avancée.

L'immense foule des animaux et des êtres fantastiques qui peuple les cathédrales illustre tantôt des vices que doivent combattre les vertus chrétiennes, tantôt des fables héritées de l'Antiquité et décrivant des contrées lointaines que le résumé du monde qu'est la cathédrale ne saurait ignorer, à défaut de les connaître réellement. Ainsi des peuples fabuleux, tels les sciapodes qui n'ont qu'une jambe mais qui cependant peuvent courir à une vitesse prodigieuse, se reposant ensuite à l'ombre de leur pied immense. Ou encore du phénix, l'oiseau immortel qui se régénère par le feu, symbole qui fut effectivement très prisé des alchimistes.

Mais si dans l'esprit du Moyen Age tout est susceptible d'être symbole, il convient cependant de ne pas se laisser entraîner à vouloir trouver une signification hautement symbolique à toutes les représentations. Il n'est pas inutile de rappeler ici les termes très durs avec lesquels, à cette époque, saint Bernard, pourtant familier de la langue des symboles, traite le bestiaire fantastique  : « Dans les cloîtres, sous les yeux des frères qui lisent, que viennent faire ces monstres ridicules […] De grâce, si on ne rougit pas de semblables inepties, qu'on regrette au moins la dépense. » Cette réaction montre bien que l'imagier, s'il obéissait pour l'essentiel à un programme iconographique dicté par les autorités ecclésiastiques, n'en prenait pas moins la liberté de laisser son imagination vagabonder chaque fois que cela lui était possible. N'oublions pas non plus que, construite sous l'autorité de la cité, la cathédrale n'était pas seulement la maison de Dieu où se déroulait la liturgie, c'était aussi celle du peuple dans laquelle se tenaient des réunions et des fêtes : le profane y avait donc aussi sa place et trop critiquer certaines figurations grotesques voire pornographiques, ou illustrant des fabliaux populaires, serait oublier les vertus spirituelles de l'humour…

Le Miroir de la Science

Au terme de la Genèse l'œuvre de Dieu est achevée et parfaite. Mais l'homme en trouble l'harmonie et l'humanité est déchue. Comment va-t-elle se relever ? Par le sacrifice du Sauveur. Mais l'homme doit mériter la grâce et travailler lui-même à l'œuvre de la Rédemption. Vincent de Beauvais précise  : « l'homme peut se relever de sa chute par la science ». Et par science, il entend aussi le travail sous toutes ses formes. Si presque tous les artisans de la cathédrale y sont représentés, c'est cependant le travail de la terre qui occupe le premier rang, notamment au travers les calendriers qui ornent généralement les portails. Cet usage remonte aux premiers siècles du christianisme et s'appuie sur la figuration du cycle zodiacal. Le Christ étant assimilé à la Lumière par excellence, quoi de plus normal que d'établir des analogies entre son message et le cycle des saisons ? Ainsi, à Chartres et à Paris, les signes du Zodiaque et les scènes champêtres correspondantes sont-ils architecturalement disposés de façon à rappeler la marche du soleil : les représentations des mois s'élèvent de janvier à juin, moment du solstice d'été où le soleil culmine, et redescendent de juillet à décembre, moment du solstice d'hiver où, du plus profond de la nuit, la lumière s'élance à nouveau dans sa course ascendante. La fixation, tardive, de la Nativité au 25 décembre répond à cette corrélation entre le Christ et la lumière. Dans ces représentations des travaux et des jours, rien d'étrange si ce n'est, pour Janvier, la fréquente représentation d'un personnage à deux têtes, l'antique Janus bifrons, divinité romaine des portes ayant donné son nom au premier mois de l'année et symbolisant par ses deux visages le passé et l'avenir, la fin d'une année et le commencement d'une autre.

Des travaux manuels l'homme s'élève à la science. Le savoir s'ordonne alors en sept Arts, en sept voies libérales qui font en quelque sorte écho aux nombreux septénaires que l'on rencontre dans la tradition chrétienne : la Grammaire, la Rhétorique et la Dialectique d'une part (le trivium) ; l'Arithmétique, la Géométrie, l'Astronomie et la Musique d'autre part (le quadrivium). Au-dessus des Arts s'élève la Philosophie qui en la mère et qui couronne les efforts de l'intelligence humaine. Les représentations de ces huit disciplines sont quelquefois difficiles à identifier pour le visiteur contemporain. Là encore, les imagiers ont puisé une grande partie de la grammaire de cette iconographie dans les compilations de traditions remontant à l'Antiquité. En l'occurrence la source majeure est l'œuvre de Martianus Capella, un grammairien africain du Ve siècle : les Noces de Mercure et de la Philologie. Employant les techniques classiques de l'ars memorandi – art de la mémoire qui transcende la simple mnémotechnie – celui-ci donne corps aux sciences en les dotant d'attributs plus ou moins hermétiques qui, en suscitant l'interrogation et l'imagination, facilitent la mémorisation de leurs principaux aspects. Ainsi, la Grammaire porte un étui semblable à la trousse d'un médecin – car elle est une thérapeutique qui nous guérit de nos vices de langages – dont sortent divers objets, telle une lime dont les huit divisions rappellent les huit divisions du discours classique. Les imagiers médiévaux puiseront des éléments dans les multiples commentaires de Capella et ils les modifieront selon les possibilités plastiques qu'offraient les matériaux et les techniques à leur disposition. Ainsi, la représentation de la Grammaire est-elle simplifiée : elle porte simplement la férule ; quelquefois deux jeunes enfants lisent à ses pieds. La Dialectique est représentée par une femme portant un serpent – symbole de la ruse que l'on retrouve également souvent comme emblème de la Prudence – ou, plus exceptionnellement, un scorpion. De vierge casquée et armée, la Rhétorique est devenue une simple oratrice. Quant aux Arts du quadrivium, leurs représentations sont plus aisées à identifier : l'Arithmétique compte, généralement sur ses doigts ; la Géométrie trace des figures à l'aide du compas ou de la règle ; l'Astronomie mesure la hauteur des étoiles ou consulte les éphémérides ; la Musique, enfin, frappe avec des marteaux sur des cloches. Quant à la Philosophie, elle est souvent représentée sous les traits d'une femme tenant dans la main droite un livre ouvert posé sur un livre fermé ; sa tête est dans les nuages, symboles du monde céleste, tandis qu'une échelle est appuyée contre sa poitrine. Viollet-le-Duc, restaurant Notre-Dame de Paris, y introduisit cette belle représentation d'après le modèle existant à la cathédrale de Laon. Fulcanelli y voit une représentation de l'Alchimie, l'échelle représentant les étapes du Grand Œuvre, le livre fermé étant celui de la « Philosophie occulte ». Sans aller jusque là, il est possible d'admettre, tenant compte de l'importance accordée à cette époque aux doctrines hermétiques, que ce livre fermé, en lequel d'autres voient l'Ancien Testament (le livre ouvert étant alors le Nouveau), représente effectivement la part cachée de la doctrine chrétienne qui, selon la tradition catholique elle-même, est réservée à un petit nombre. Mais la source majeure de cette représentation est en fait un texte bien connu de Boèce, la Consolation de la Philosophie, un grand classique de la littérature philosophique au Moyen Age.

Le Miroir de la Morale

Le monde d'après la Chute est une arène où s'opposent les Vices et les Vertus. Très tôt, le christianisme personnifiera les acteurs de cette guerre intérieure sous la forme de guerriers ou de guerrières. Là encore, l'inspiration des imagiers puise ses sources dans un célèbre texte classique, la Psychomachie de Prudence. Ce poème montre l'armée des Vices et celle des Vertus en présence. Des champions sortent des rangs pour s'affronter en combats singuliers, selon les règles chevaleresques de l'époque. La Foi s'oppose à l'Idolâtrie, la Pudeur à la Débauche, la Patiente à la Colère, l'Humilité à l'Orgueil, la Sobriété à la Luxure, etc. Le thème est d'autant plus intéressant pour l'imagier qu'il est constitué de symétries et permet donc d'exploiter habilement celles qu'offre l'architecture elle-même. Mais si dans les vitraux une inscription révèle souvent quels sont les Vertus et les Vices représentés, il n'en va pas de même dans les sculptures et le décryptage s'avère parfois difficile. Ainsi la Prudence est-elle généralement représentée sous les traits d'une femme tenant un écu décoré d'un serpent qui, parfois, s'enroule autour d'un bâton – ce qui n'est pas sans évoquer le caducée d'Hermès. Le serpent, nous l'avons vu, apparaît également comme emblème de la Dialectique ; ici, il se réfère directement et sans ambiguïté à une parole de Jésus : « Soyez prudents comme des serpents » (Mt., X, 16). Plus évidente et très amusante est la représentation de la Lâcheté sous les traits d'un chevalier qui s'enfuit devant un lièvre, thème dont l'origine se trouve probablement dans un fabliau.

Le Miroir de l'Histoire

Ayant mis en scène le monde, la cathédrale en raconte l'histoire. Et l'histoire, pour l'homme du Moyen Age, est toute entière résumée dans l'Ancien Testament, le Nouveau et la Vie des Saints. Ce sont là, comme le souligne Émile Mâle, les trois actes de l'histoire universelle : « l'Ancien Testament nous montre l'humanité en attente de la Loi ; le Nouveau nous fait connaître la Loi incarnée et vivante ; la Vie des Saints nous fait assister aux efforts de l'homme pour se conformer à la Loi ». En réalité, l'histoire profane – celle des rois et celle de l'Antiquité – vient parfois s'immiscer au milieu des thèmes sacrés pour en illustrer certains aspects. Les thèmes de l'Histoire sainte sont dans la plupart des cas aisés à identifier, certains restant très connus. Au titre des aspects plus curieux, on soulignera que les docteurs médiévaux, suivis par les imagiers, voient dans l'Ancien Testament une préfiguration du Nouveau. Aussi chaque épisode de l'Ancien est-il mis en relation et, pour ainsi dire, expliqué par un épisode du Nouveau. Les deux épisodes sont donc souvent voisins. Cet aspect a déjà été évoqué au sujet de la baleine de Jonas, préfiguration des trois jours que le Christ passa dans le tombeau (Mt., XII, 40), qui voisine avec la Résurrection. L'Ancien Testament n'ayant donc de sens que par rapport au Nouveau, la Synagogue, qui s'obstine à ne pas le reconnaître, est par conséquent figurée avec un bandeau sur les yeux tandis que son étendard, symbole de domination, est brisé.

Nous ne nous attarderons pas ici à évoquer les attributs caractérisant la cohorte des saints. Là encore, certains restent bien connus, d'autres peuvent étonner. Mais presque tous trouvent une explication plus ou moins évidente dans les diverses légendes de la vie des saints, en particulier dans la Légende dorée. Il est plus important de souligner le fait que l'Ancien et le Nouveau Testament ne furent pas les seules sources de l'Histoire sainte dans lesquels les imagiers puisèrent leur inspiration. Ainsi voit-on se glisser dans les représentations conventionnelles des détails provenant des traditions apocryphes, encore très vivantes à l'époque. Ainsi, dans certaines représentations de l'Annonciation, l'on remarque que Marie est occupée à filer – car, selon l'Histoire de la Nativité, Marie avait l'honneur de tisser le voile du Saint des Saints et c'est à cette tâche que l'ange la trouva occupée. Mais l'influence des textes apocryphes ne s'est pas arrêtée à des détails : telle qu'elle est représentée dans toutes les cathédrales, l'histoire de la mort de Marie, de son ascension et de son couronnement est toute entière apocryphe ! L'Église laissa représenter ces légendes, propres à nourrir la piété mariale des fidèles, mais ne les accepta pas dans ses livres liturgiques.

Pour conclure ce bref tour d'horizon de l'iconographie symbolique des cathédrales, il est intéressant de noter que ce symbolisme possède bel et bien en certains cas des aspects plus subtils – dont certains relèvent de ce qu'il est légitime de qualifier d'ésotérisme chrétien. Le Bestiaire du Christ a été étudié en tenant compte de cette dimension par l'érudit Louis Charbonneau-Lassay, dans un monumental ouvrage publié sous ce titre. Mais, nonobstant la croyance générale en l'Astrologie et en l'Alchimie, la science « secrète » majeure reste l'Arithmosophie. Le Moyen Age n'a jamais douté du fait que les nombres soient dotés de vertus mystérieuses, d'une puissance intrinsèque. Cette conception venait des Pères de l'Église eux-mêmes, et ceux-ci la tenaient des écoles néo-platoniciennes, héritières de Pythagore. La science des nombres est la science même de l'univers ; la comprendre, c'est comprendre le plan divin. La valeur symbolique de chaque nombre est énoncée dans de nombreux traités, s'appuyant sur les passages de l'Écriture où il figure, et, comme le remarque Émile Mâle, « les explications ne varient pas, et l'on sent qu'on se trouve en présence d'un corps de doctrine ». Honorius d'Autun, voulant expliquer pourquoi, selon les idées de l'époque, l'âme s'unit au corps quarante-six jours après la conception, prend le nom d'Adam et remarque que le nombre 46 y est dissimulé. Il emploie pour ce faire une technique caractéristique des spéculations cabalistiques : si l'on transpose en leurs valeurs numérales les lettres grecques composant le nom Adam et que l'on additionne celles-ci, l'on obtient un total de 46. Cette science des nombres et, en convergence, celle de la géométrie et de l'espace, exploitant le jeu subtil des proportions (dont, en fait assez rarement, le trop fameux « nombre d'or »), se retrouvent dans la conception même de l'espace architectural. Ainsi, grâce aux repères fournis par la course du soleil, l'édifice est précisément orienté selon les quatre points cardinaux, lesquels correspondent non seulement au schéma de la Croix mais aussi, sans exclure d'autres analogies, aux quatre lettres grecques composant le nom d'Adam – le Christ étant le Nouvel Adam. Pénétrant dans l'édifice en se dirigeant vers l'Orient, point où le soleil (le Christ) se lève, le fidèle trouve généralement à sa gauche, au Nord, les représentations « obscures » de l'Ancien Testament, tandis qu'à sa droite, au Sud, triomphent les « lumières » du Nouveau. Rappelons à ce propos que, dès l'Antiquité, la gauche est traditionnellement considérée comme « sinistre » – d'où le nom de senestre en ancien français – tandis que la droite est bénéfique – la dextre, d'où nous conservons la dextérité qui s'oppose à la gaucherie.

Image du monde et palais de mémoire, la cathédrale idéale vers laquelle tendent toutes les cathédrales gothiques est ainsi semblable au merveilleux temple du Graal que décrit, vers 1270, Albrecht von Scharffenberg dans son Titurel : « Le langage hermétique du Graal, personne ne saura jamais l'interpréter complètement. Ni par la bouche ni par la langue. Le temple, notez-le bien, je le fis ériger pour le juste enseignement des Chrétiens valeureux, pour que, fidèles au temple, ils puissent contempler les vrais signes de Dieu. »

Jean-Michel Mathonière puce


Pour en savoir plus en consultant d'autres pages de ce site :

Sur la construction des cathédrales, le livre de Titus Burckhardt prend la cathédrale de Chartres pour exemple (prototype) afin d'expliquer la construction des cathédrales en général, notamment quant au contexte spirituel qui motive ce formidable élan bâtisseur.

 

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