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Tarot et Art de Mémoire…
ou l'art d'accommoder les symboles

Cet article est paru dans La Chaîne d'Union, nouvelle série n° 12, printemps 2000, revue d'études symboliques et maçonniques du Grand Orient de France.

Davantage connu pour ses écrits sur la franc-maçonnerie et le symbolisme hermétique, Oswald Wirth, en publiant Le Tarot des imagiers du Moyen Age, en1927, s'inscrivait dans la lignée des occultistes du XIXe siècle qui voyaient dans ce jeu un héritage majeur de la philosophie secrète des sages de l'Antiquité, héritage intentionnellement mis à l'abri des profanes/profanateurs grâce à son apparence de simple jeu. Ce courant d'intérêt pour le tarot, notamment représenté par Éliphas Lévi et Stanislas de Guaita, prend son origine dès la fin du XVIIIe siècle ; son père fondateur est Antoine Court de Gébelin, franc-maçon (il fut le secrétaire de la célèbre loge Les Neuf Sœurs) et auteur d'un vaste ouvrage mytho-encyclopédique intitulé Le Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne […], dont le VIIIe volume, publié en 1781, est en grande partie consacré aux arcanes du tarot dans lequel il croît reconnaître les fragments du « Livre de Thot » des Égyptiens. Puis, entre 1783 et 1785, parait sous forme de quatre cahiers la Manière de se recréer avec le jeu de cartes nommées tarots d'Etteila (pseudonyme d'Aliette), également franc-maçon, qui reprend et développe l'idée qu'il s'agit bien là du fameux « Livre de Thot » – nous sommes alors à l'apogée de cette vague d'intérêt pour l'Égypte mystérieuse qui poussera Bonaparte à mener soldats et savants jusqu'au pied des pyramides.

Depuis cette époque, bien d'autres publications ont suivi cette voie car, même s'il n'est pas aussi souvent sollicité que l'astrologie ou la kabbale, le tarot fait désormais partie des sujets constituant le fonds de commerce des sciences occultes et qui alimentent périodiquement l'attente du public en matière de mystère et de spiritualité marginale. Ainsi, dès le tout début des années mil neuf cent quatre-vingt, le tarot a connu à nouveau une formidable mode, tant comme support divinatoire que comme support de méditation. Il fut alors mis à toutes les sauces, à commencer par celle des Centuries de Nostradamus, et – c'était quasi inévitable – à la sauce maçonnique.

Pour un lecteur un tant soit peu attentif et critique, il apparaît vite que la masse considérable des écrits consacrés en tout ou partie au tarot, outre qu'elle est surtout constituée de la compilation répétitive et mal dissimulée d'une poignée de classiques, s'avère navrante lorsqu'il s'agit de traiter d'autre chose que de divination, en l'occurrence de symbolisme, et d'aborder certaines questions fondamentales, à commencer par : où et quand est apparu le tarot et quelle est sa vocation initiale?

Car le fait que les occultistes s'en soient tardivement emparés et aient trouvé là matière à commentaires symbolico-ésotériques ne signifie pas nécessairement qu'il s'agit bel et bien, à l'origine, d'une forme particulière de « traité de philosophie occulte ». Et quand bien même ce serait plus ou moins le cas – et nous entreverrons dans quelle mesure en conclusion –, il convient de rester extrêmement prudent quant aux interprétations qui peuvent en être données.

De ce dernier point de vue – qui ne se limite pas au tarot et peut également s'appliquer à la symbolique maçonnique –, il faut en effet garder présent à l'esprit qu'un symbole parfaitement clair dans un contexte donné peut, au fur et à mesure que le temps passe et que son emploi glisse dans d'autres contextes, devenir mystérieux et recevoir d'autres interprétations, pas nécessairement aberrantes mais, en tout cas, en décalage ou en incomplétude vis-à-vis de sa signification première. Aussi n'est-il pas inutile de tout d'abord chercher à resituer le tarot dans son contexte de naissance.

Il est bien évident qu'un bref article ne saurait suffire à faire un tour d'horizon, même sommaire, de tous les aspects de ce riche sujet, mais j'espère que ces quelques aperçus, essentiellement tournés vers la démystification du tarot, pourront utilement servir de garde-fous à ceux qui souhaiteraient parcourir les méandres, obscurcis à souhait, de la littérature spécialisée.

Quelques repères indispensables

Il convient tout d'abord de rappeler comment est constitué un jeu de tarot et en quoi il se distingue ainsi radicalement des autres jeux de cartes.

Le modèle le plus répandu se compose de 78 cartes qui se répartissent en deux sous-ensembles, division qui, variantes comprises, caractérise d'emblée le tarot :

– d'une part, les cartes dites « mineures », au nombre de 56 et se subdivisant en quatre séries (coupes, deniers, épées et bâtons) structurées à l'identique (as, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, valet, cavalier, reine et roi) – ces cartes mineures sont analogues à celles des jeux de cartes « ordinaires » (nonobstant les variantes dans les « couleurs » ou « enseignes », c'est-à-dire les emblèmes distinctifs des séries, par exemple cœur, trèfle, pique et carreau pour les jeux français) ;
– d'autre part, les cartes dites « majeures » ou « atouts », au nombre de 22 (en fait, 21 + 1), qui possèdent chacune une iconographie particulière – ce sont ces cartes « ajoutées » qui sont caractéristiques du tarot.

Notons tout de suite qu'il existe des jeux de tarot, ou des jeux appartenant à la même espèce générale, qui comptent plus ou moins de cartes, notamment d'atouts, que le modèle classique – dont le tarot dit « de Marseille » est l'exemple le plus connu, notamment par ceux qui s'intéressent au symbolisme.

I. – UN PEU D'HISTOIRE

Faisons tout d'abord table rase des idées reçues quant à la très haute antiquité du tarot. Non, il n'est pas l'œuvre des grands initiés de l'Égypte ancienne! Il n'est pas non plus d'origine hébraïco-kabbalistique. Ni bohémienne. Et encore moins, puisqu'il s'est évidemment trouvé quelques personnes pour le prétendre, extraterrestre…

Les plus anciens jeux de tarot actuellement connus ont été réalisés dans les cours d'Italie du Nord (Milan et Ferrare) à partir des années 1440-1450. Ce sont de magnifiques miniatures peintes sur parchemin, dont les fonds sont dorés à la feuille. Malheureusement, aucun ne nous est parvenu complet (celui dit de « Visconti-Sforza » compte néanmoins 74 cartes sur, peut-être, 78) et la plupart ne nous sont connus que par quelques cartes – lesquelles démontrent qu'il existe déjà des variantes sensibles. L'un des plus curieux est celui de la collection Goldschmidt, peint en Italie ou en Provence au milieu du XVe siècle : certaines des neuf cartes conservées présentent une emblématique à résonance hermétique (l'as de Coupe fait sans doute allusion au Graal et à la fontaine des « amoureux de science »); on remarquera aussi, sans en tirer de conclusions hâtives, que le sol de certaines scènes est formé par un « pavé mosaïque ». Quelques fragments de jeux gravés sur bois nous sont également connus vers la fin du XVe siècle. De luxe ou populaires, la plupart des arcanes majeurs de ces premiers tarots possèdent déjà, dans leurs grandes lignes, leur iconographie ou leur thématique classique.

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L'Arcane XXI (Le Monde) du jeu dit de « Visconti-Sforza ».
Miniature sur parchemin d'après le jeu original, par Jean-Michel Mathonière.

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As de Coupe du jeu de la collection Goldschmidt.

Au gré des guerres d'Italie et des échanges artistiques et intellectuels, le tarot se répandra en France au début du XVIe, où il connaîtra, déjà, une grande mode comme jeu. La plus ancienne référence française au « tarau » figure dans le Gargantua (1534) de Rabelais, au titre des jeux pratiqués par le jeune géant (ch. XXII). Dès cette époque des jeux sont fabriqués en France, notamment à Lyon (jeu de Catelin Geofroy, 1557) puis à Paris (voir, par exemple, le beau tarot de Jacques Viéville, vers 1650, ou, premier exemple du type « Marseille » définitif, celui de Jean Noblet, vers la même époque). Durant les XVIIe et XVIIIe siècles, l'on trouve également des productions d'Avignon (territoire papal bénéficiant de l'exemption des taxes frappant les cartes), de Rouen, de Chambéry, de Besançon… et, bien sûr, mais assez tardivement, de Marseille. C'est notamment là que sera publié, en 1760, le jeu de Nicolas Convers, dont la perfection de la gravure et la beauté des couleurs lui assureront un tel succès qu'il est devenu en quelque sorte le tarot « étalon », celui dont tous ses successeurs s'inspireront et au commentaire symbolique duquel, malgré le fait qu'il soit finalement le rejeton tardif d'une tradition bien plus ancienne et plus variée, est consacrée la majorité des ouvrages à caractère ésotérique.

Les cartes « ordinaires », analogues aux arcanes mineurs du tarot, sont quant à elles attestées à une date un peu plus ancienne. Les textes fleurissent en effet brutalement à partir des années 1370 et nous apprennent qu'elles sont d'origine « sarrasine » – d'où, notamment, la représentation des épées sous forme de cimeterres à lames courbes. En réalité, ce sont les Chinois qui, vers le Xe siècle, ont inventé le jeu de cartes, lequel a suivi ensuite la Route de la Soie pour parvenir au Moyen-Orient. Le musée Topkapi à Istanbul possède ainsi quelques cartes d'un magnifique jeu peint à la main, du XVe siècle, dont l'iconographie est sans conteste parente de celle des emblèmes caractéristiques des cartes à jouer italiennes et espagnoles. Mais, qu'elles soient orientales ou occidentales, la fragilité des cartes, même lorsqu'il s'agit de jeux de luxe peints sur parchemin, fait qu'il ne subsiste que peu de témoignages et rend difficile une étude historique plus précise.

Malgré cette insuffisance des sources documentaires, l'analyse de l'iconographie des jeux de tarot du XVe siècle permet, à elle seule, de faire légitimement l'hypothèse que la naissance de celui-ci se situe en Italie du Nord et ne remonte probablement guère au-delà du début du XVe siècle – du moins pour ce qui concerne la forme sous laquelle il nous est connu, c'est-à-dire un ensemble d'images caractéristiques venant s'ajouter, sans raison apparente, aux cartes ordinaires. Cependant, comme nous le verrons plus précisément ensuite, du fait même que son iconographie résulte pour l'essentiel d'emprunts à divers corpus, quelquefois très anciens, l'on peut admettre que, tel un être vivant, sa naissance au grand jour a été précédée d'une longue période embryonnaire, laquelle pourrait bien remonter jusqu'au tout début du XIVe siècle et avoir des racines orientales.

Une origine soufie?

Restent à explorer d'autres pistes de recherches pour essayer de mieux situer cette naissance et, surtout, les causes de cette genèse. L'étymologie vient peut-être nous fournir un éclairage intéressant. Le mot français « tarot » (Gargantua, 1534) dérive de l'italien « taroccho » (attesté à Ferrare en 1516), dont l'origine est inconnue, comme le constate déjà une invective vénitienne de 1550 contre ce jeu : « E quel nome fantastico e bizarro / Di Tarocco, senz' ethimologia… ». Ce à quoi les occultistes français du XIXe siècle ont taché de remédier par un recours peu convaincant aux langues de l'Antiquité orientale, notamment à l'hébreu, et aux anagrammes (TARO/ROTA) et autres cryptages kabbalistiques… Curieusement, même chez les tenants d'une pensée plus académique, personne n'est allé solliciter l'arabe, lors même que l'on sait déjà que les cartes ordinaires (également nommées naibi, de l'arabe naib, « porte-enseigne », désignant les « honneurs » des séries numérales) nous viennent des sarrasins.

Or, « taroccho » pourrait provenir de l'arabe « tariqa » (plur. « turuq »), signifiant « la voie », au sens de voie initiatique (les confréries soufies sont autant de « turuq »). De plus, bien qu'elle ne soit que très tardivement attestée, du moins explicitement, l'appellation traditionnelle des cartes du tarot, les « arcanes » (majeurs ou mineurs), si elle évoque indubitablement une étymologie latine classique (« arcana », le coffret où sont enfermé les bijoux et les choses précieuses, par extension le secret [note 1]), peut, elle-aussi, renvoyer à une origine arabe : « arkân », les « angles », terme qui, dans le vocabulaire technique de l'ésotérisme islamique, désigne les «  fondements  » (au sens de landmarks) et qui est en rapport avec la notion de « tariqa ». Nous voici donc enfin revenu à l'ésotérisme ! De ce point de vue, « les arcanes du tarot » pourraient signifier « les fondements de la voie ». L'hypothèse d'une origine du tarot en relation avec le soufisme n'aurait finalement rien d'étonnant, surtout si l'on considère le fait que les doctrines soufies était bien connues d'un Dante, par exemple, dont l'œuvre était elle-même très en vogue auprès des milieux princiers et érudits dans lesquels l'on voit apparaître les premiers tarots. D'ailleurs, quant au contenu, la structuration mathématico-géométrique des arcanes majeurs [note 2] n'est pas sans évoquer les spéculations mathématico-métaphysiques des soufis iraniens du XIIIe siècle. Cependant, faute de confirmation documentaire, gardons à l'esprit qu'il ne s'agit là que d'une hypothèse.

Une iconographie très riche, mais plurielle

Une autre idée reçue, communément partagée par ceux qui s'intéressent au symbolisme ésotérique du tarot, est que le « vrai » tarot, le seul qui soit digne d'attention, est celui dit « de Marseille ». D'ailleurs, en produisant des modèles nouveaux, les occultistes n'ont fait, selon leurs propres termes, que « restituer » à ce modèle classique certains détails symboliques qui, au fil des copies populaires, se seraient perdus – notamment les correspondances avec les 22 lettres de l'alphabet hébraïque.

Or, non seulement ce modèle classique n'est pas originaire de Marseille (il provient lui aussi d'Italie du Nord) mais, de plus, il est loin d'être le seul modèle de tarot. Ainsi, si le modèle classique possède 78 cartes, il existe d'autres tarots, notamment parmi les plus anciens, ou des jeux de cartes appartenant au même genre, qui en comptent moins ou davantage : le tarot de Bologne n'en compte que 62, tandis que le « minchiate » florentin en totalise 97 – dont 40 atouts. Quant aux thèmes iconographiques, un simple regard aux divers jeux anciens permet de constater qu'ils sont non seulement très diversifiés, mais aussi, à commencer par ceux qui sont récurrents dans tous les modèles, bien moins figés qu'on le croit généralement.

Prenons quelques exemples caractéristiques. Ainsi, le Bateleur, premier des arcanes majeurs, qui, dans le tarot de Marseille revisité par les occultistes, appartient tout à la fois à la catégorie des prestidigitateurs et à celle des mages/initiés, apparaît-il dans certains jeux italiens comme étant un artisan, le plus souvent un savetier… Ou encore (voir les reproductions) la Maison Dieu qui, dans le modèle « marseillais » classique (arcane XVI), est représentée par une tour décapité par la foudre (réminiscence de l'allégorie « maçonnique » de la destruction de la tour de Babel), et qui, dans le minchiate florentin, sous le numéro XV, est figurée par le chassement d'Adam et Ève du Paradis terrestre (la tour est alors celle de la porte fortifiée de l'enceinte, tandis que la foudre symbolise l'ire divine). Sans oublier le tarot de Jacques Viéville, publié à Paris au milieu du XVIIe siècle, où l'arcane XVI est représenté, sans indication de nom, par un arbre touché par la foudre sous lequel s'abritent un berger et ses chèvres ou moutons… Ou encore, dans cet autre jeu parisien du début du XVIIe siècle, où, sous la désignation de « La Foudre », l'arcane XVI emprunte à l'arcane XV du modèle marseillais le thème du Diable, représenté ici par un démon menant tambour battant les pécheurs dans les flammes de l'Enfer… Certes, la foudre est récurrente et la tour, le paradis terrestre et l'arbre sont des symboles bien connus de l'axialité, en l'occurrence perdue, tous en rapport avec le thème chrétien de la Chute. L'on notera aussi, pour mieux montrer encore la complexité des emprunts croisés, que dans certains jeux qui marient l'arbre à la foudre, le thème de la tour est transporté à l'arcane suivant, l'Étoile, sous la forme d'un clocher (dont on sait précisément, grâce au Frère Franklin, le rapport avec la foudre!).

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L'Arcane XVI dans tous ses états !
De gauche à droite et de haut en bas :
jeu de Paris (XVIIe s.), jeu de Viéville (milieu XVIIe s.),
jeu bolognais de Giacomo Zoni (XVIIIe s.) d'après un modèle de type « Marseille », minchiate florentin « Alpouerone » (XVIIIe s.).

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Faute de pouvoir y consacrer ici davantage de place, ce ne sont là que quelques exemples extraits d'une longue liste, dont la souplesse inhérente à la symbolique ne permet pas toujours de deviner la cohérence – s'il en est vraiment une –, et l'on voit bien par conséquent combien il est téméraire et abusif de construire une interprétation générale du tarot en se fondant sur un seul modèle.

II. – LE TAROT POUR QUOI FAIRE ?

Si l'origine exacte du tarot nous reste incertaine, il n'en va pas tout à fait de même quant à son usage originel. Ce n'est que tardivement, au cours du XVIIe siècle, qu'il deviendra un instrument divinatoire. Auparavant – et jusqu'aujourd'hui d'ailleurs – c'est clairement un jeu. Mais que doit-on entendre exactement par ce terme ? S'agit-il simplement d'un passe-temps ou, en des cas extrêmes, d'un vice ? Ou bien, puisque tels apparaissent être de nombreux jeux avant de devenir simples loisirs, s'agit-il de quelque chose de plus « initiatique » ? Les sources documentaires ne nous renseignent guère à cet égard. Tout au plus permettent-elles de constater que le vice du jeu ne date pas d'hier, puisqu'il s'agit souvent d'interdictions ecclésiastiques.

Cependant, il n'est que de regarder l'iconographie d'un quelconque jeu de tarot ancien pour se convaincre qu'il ne peut s'agir d'une illustration insignifiante, purement « décorative » ou « plaisante », comme on pourrait l'attendre d'un jeu sans conséquence, même d'origine aristocratique. Ses thèmes sont moins étranges qu'il y paraît et empruntent surtout à l'iconographie chrétienne : le Pape, la Justice, la Roue de Fortune, la Force, etc. Ils empruntent également à l'iconographie de la société médiévale : le Bateleur, l'Impératrice, l'Empereur, etc. Aux légendes aussi : la Papesse n'est autre que la fameuse papesse Jeanne, une femme qui aurait été élue pape au Moyen ge sous un déguisement d'homme. D'autres arcanes, l'Étoile (rendue célèbre par André Breton, Arcane 17), la Lune, le Soleil renvoient à l'astronomie/astrologie, tout en laissant quelquefois entrevoir de possibles références à l'alchimie (mais, comme celle-ci emprunte beaucoup à l'astrologie, ce n'est pas très significatif).

Symbolique… Vous avez dit « symbolique » ?

L'on ne peut donc pas dire que les tarots renvoient explicitement, et encore moins méthodiquement, aux diverses sciences occultes dont, pourtant, le Moyen ge et la Renaissance étaient particulièrement friands. Profitons de la remarque pour détruire une autre idée reçue dont les occultistes du XIXe siècle sont les ardents propagateurs : les vingt-deux arcanes majeurs du tarot ne coïncident pas avec les vingt-deux lettres de l'alphabet hébraïque [note 3], sur lesquelles se fonde une grande partie des doctrines kabbalistiques. Si l'on s'en tient aux jeux gravés avant cet engouement pour l'occultisme, aucun détail des dessins n'évoque nettement ni même discrètement la forme de telle ou telle lettre hébraïque .

En fait, et c'est là une remarque particulièrement importante (et pas seulement pour le tarot), ce sont les auteurs occultistes qui ont peu à peu manipulé l'iconographie et le « symbolisme » pour rendre les arcanes du tarot conformes à leur discours ! Ce phénomène, éminemment critiquable dès lors qu'il s'agit de soi-disant déchiffrer ceux-ci, se retrouve jusque dans l'un des ouvrages considérés comme étant les plus sérieux, se présentant en quelque sorte comme un retour à la « tradition », celui de Paul Marteau sur Le Tarot de Marseille (1949) : la lecture symbolique que fait l'auteur se fonde surtout sur les couleurs… or celles-ci ne sont pas celles de l'édition « étalon » de 1760, mais celles de l'édition de 1930 réalisée sous sa propre direction ! Suivi en cela par Alessandro Jodorowsky dans les années quatre-vingt, l'auteur prête également une attention soutenue à certains détails totalement secondaires des gravures et, au demeurant, extrêmement variables d'un tarot à un autre : il en vient, par exemple, à compter le nombre de points-hachures sur le col de tel ou tel personnage pour en déduire, numérologie aidant, des significations « lumineuses ». En fait, à y regarder de plus près, il apparaît que, comme les couleurs, la plupart de ces détails « significatifs » ne figurent pas dans les éditions anciennes ou bien résultent d'un amalgame de plusieurs d'entre elles – ainsi des deux dés présents sur la table du Bateleur, sur lesquels l'on a par la suite beaucoup glosé car le nombre de combinaisons de deux dés est 21, c'est-à-dire le même que celui des arcanes majeurs numérotés ! Mais, dans le genre, la palme revient bien sûr aux occultistes, notamment à Oswald Wirth, dont les dessins introduisent à tout moment des symboles alchimiques, kabbalistiques, égyptiens et même taoïstes…

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Le Bateleur du jeu de Nicolas Convers (1760) et sa copie « fidèle » par Paul Marteau en 1930. Cherchez l'erreur…

Rabelais, dont on sait pourtant tout l'intérêt qu'il portait à l'hermétisme, se moquait déjà en son temps d'un auteur qui prétendait intégralement expliquer la symbolique des couleurs dans l'héraldique. Qu'aurait-il dit en voyant le tarot devenir un terrain vague où viennent s'amonceler pêle-mêle les pâles vestiges des traditions initiatiques et des religions exotiques ?

III. – L'ART DE MÉMOIRE

Récapitulons. Le tarot naît, on ne sait trop par quel subtil processus, d'un échange entre l'Islam et l'Occident, au crépuscule du Moyen Age et à l'aube de la Renaissance. Or, c'est une époque friande d'hermétisme et il n'y aurait effectivement rien d'étonnant à ce que l'iconographie des tarots y fasse référence. C'est même le contraire qui serait presque anormal. Cependant, si l'on compare ceux-ci avec l'iconographie alchimique, très caractéristique, il est bien évident que ces références sont presque insignifiantes. De même vis-à-vis de l'astrologie : l'Étoile, la Lune et le Soleil, c'est bien peu, bien que quelques détails attestent nettement d'une intention échappant à la banalité ou à la simple récapitulation de corps célestes que chacun connaît. En fait, à bien y regarder, les tarots renvoient plus ou moins à toutes les iconographies classiques de cette époque, mais ne se substituent à aucune en tant que série homogène ou « imago mundi ». Et si c'était précisément cela la clef du « mystère » des arcanes ?

Il est en effet une sorte de « huitième » Art libéral très prisé alors, l'Art de mémoire. Pratiqué et honoré depuis l'Antiquité gréco-romaine, l'Art de mémoire repose sur le principe de la disposition d'images « agentes » dans des « lieux » fortement structurés, aisés à mémoriser parce qu'« orientés ». Ce sont d'ailleurs généralement des architectures : la porte d'entrée d'un palais, son vestibule, ses escaliers, ses pièces, ses fenêtres, etc. sont autant de lieux où l'on peut disposer, telles des statues dans leurs niches, des images agentes. Que sont ces dernières ? Ce sont des images capables de frapper fortement l'imagination, des images inhabituelles ou présentant des détails qui le sont. Bref, des images symboliques. De nombreux traités conseillent ainsi d'employer des images sanglantes, des images de meurtres, car elles se mémorisent plus facilement et qu'il est plus facile d'y attacher un grand nombre de détails (l'arme du crime, l'emplacement de la blessure, la couleur du sang, etc.), supports à autant de données que nécessaire. Ces images sont ensuite rangées dans les lieux, selon un ordre bien précis, de sorte que lorsque l'on souhaite les rappeler, il n'est que de pénétrer dans l'« édifice de la mémoire » et d'aller dans telle ou telle de ses parties pour les retrouver aussitôt.

De fait, cette organisation de la mémoire ne nécessite pas de mémoriser d'un bloc tous les détails nécessaires. C'est une mémoire qui se construit rationnellement dans la durée. Par exemple, le stockage de données relatives à l'astronomie/astrologie peut commencer par la création d'une image agente générale, à la manière d'une porte ouvrant sur une pièce où seront rangées, au fur et à mesure de l'acquisition des connaissances, autant d'images que nécessaire.

L'on comprend sans peine que le tarot est un remarquable « palais de mémoire » puisqu'il incorpore dans un même ensemble spatio-temporel une suite cohérente de lieux (quatre séries « mineures » de dix cartes hiérarchisées + vingt-deux cartes « majeures », elles-mêmes ordonnées par une numérotation) et des images qui, tout en étant déjà plus ou moins connues des utilisateurs (donc plus faciles à mémoriser et renvoyant déjà à diverses informations), possèdent des détails frappants. L'on notera aussi que l'usage ludique du tarot n'est finalement rien d'autre que la mise en pratique de la règle principale de l'Art de mémoire, à savoir parcourir fréquemment et avec attachement les édifices de mémoire afin d'en revivifier les images ; davantage encore que d'autres jeux de cartes, l'usage ludique du tarot fait en effet fortement appel à la mémoire.

Cette hypothèse trouve un début de preuve dans le fait que, précisément, il existe des jeux de cartes qui sont explicitement des jeux d'Art de mémoire et dont certains détails iconographiques évoquent nettement l'esprit des arcanes majeurs du tarot. Ainsi, en 1509, Thomas Murner publie-t-il à Strasbourg un traité intitulé Logica memorativa, qui se fonde entièrement sur un jeu de cartes. Déjà, vers 1465, le jeu italien faussement attribué à « Mantegna », constitué de 50 cartes exclusivement « majeures », dont une grande partie est parfaitement analogue aux arcanes du tarot, peut sans doute être rangé dans la catégorie des jeux éducatifs fondés sur la tradition classique et érudite de l'Art de mémoire.

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Carte de mémoire de Thomas Murner, 1509.
C'est au pied du mur que l'on reconnaît le maçon…

Et la divination dans tout cela ? Si l'on admet que le tarot est à l'origine un système d'Art de mémoire, cette « dérive » peut assez aisément s'expliquer. En effet, l'Art de mémoire est bien davantage qu'une simple mnémotechnique « passive ». Le dynamisme du système induit en effet le raisonnement analogique, notamment par le biais des nombres – comment ne pas mettre en relation, par exemple, les sept planètes de l'astrologie/astronomie traditionnelle avec tout ce qui peut se combiner par série de sept ? Non seulement le système favorise ainsi l'acquisition des connaissances, mais également le développement de l'imagination et de la capacité inventive. Par démarche volontaire ou non, la confrontation avec des images issues de l'Art de mémoire sollicite puissamment réminiscences et analogies. Le pas qui sépare le système de la divination est alors très vite franchi, surtout si l'on ignore de quoi il retourne exactement.

En guise de conclusion :

LE TAROT EST-IL PORTEUR D'UN MESSAGE ÉSOTÉRIQUE ?

Reste à savoir si l'Art de mémoire mis en œuvre dans les tarots anciens possède ou non une réelle dimension hermétique. Notons au passage qu'une telle dimension, d'ailleurs plus ou moins inhérente à tout mode de pensée analogique, fera l'objet, au XVIe siècle, des spéculations d'un Giordano Bruno et viendra, au travers la publication de ses œuvres et son séjour en Grande-Bretagne, alimenter les milieux dont la franc-maçonnerie spéculative tire une partie essentielle de ses racines [note 4]. La réponse n'est pas aisée, d'autant que les recherches iconologiques sur le tarot en sont encore à leurs balbutiements. De même d'ailleurs pour ce qui est de l'Art de mémoire, dont l'importance dans la pensée de la Renaissance n'a été mise en évidence qu'assez récemment. D'ailleurs, faudrait-il encore bien définir au préalable ce en quoi consiste l'hermétisme – terme en l'occurrence plus exact et précis que « ésotérisme ». Il n'en demeure pas moins qu'une étude rigoureuse des arcanes du tarot, sans exclusive pour tel ou tel jeu qui serait plus « authentique » que les autres, reste un moyen particulièrement efficace et vivant d'explorer le symbolisme. De ce point de vue, l'hermétisme du tarot serait tout autant, sinon plus, à l'extérieur de lui, c'est-à-dire dans les projections et réminiscences qu'il sollicite, qu'à l'intérieur. C'est probablement ce qu'avait à l'esprit Italo Calvino en écrivant son talentueux roman sur les tarots, Le château des destins croisés.

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Quant à déduire du caractère symbolique du tarot, quelles qu'en soient les raisons exactes, le fait qu'il serait porteur d'un message ésotérique, d'une doctrine cachée cohérente (nonobstant les pertes accumulées au cours de plusieurs siècles de copies populaires), c'est là, comme j'espère l'avoir fait entrevoir, une hypothèse bien mal fondée.

Jean-Michel Mathonière puce


NOTES

(1) . Rabelais semble s'en être tenu à ce sens d'arcana lorsqu'il traite des « Silènes » dans le surprenant Prologue de son Gargantua. Alors que les Silènes sont normalement des personnages qui accompagnent Bacchus dans les représentations « à l'Antique » de son « triomphe », il les définit ici, dès le début de son prologue, comme des « petites boîtes » peintes sur le dessus de « figures joyeuses et frivoles », dans lesquelles on enferme des choses précieuses. C'est à cette occasion qu'il incite le lecteur à chercher un sens ésotérique à ses propos fantaisistes, de la même manière que le chien brise l'os pour en sucer la « substantifique moelle ». Ce texte est particulièrement important puisqu'il atteste implicitement plusieurs points : Rabelais connaissait les cartes majeures sous l'appellation d'« arcanes » ainsi que sous celle de « triomphes » (trionfi en italien, qui est effectivement le nom sous lequel elles sont le plus anciennement attestées) ; de plus, il attribue à ces cartes un sens hermétique. Une étude approfondie serait d'ailleurs à mener quant aux rapports qu'entretient l'œuvre de Rabelais avec le tarot. Notons simplement ici la parenté qui existe entre le personnage de Gargantua et le Mat (Fou), qui est lui aussi un géant et dont l'apparente folie pourrait bien cacher certaine sagesse, ainsi que le souligne précisément le même passage du Prologue du Gargantua, qui dit que Socrates était semblables aux Silènes, parce que, « le voyans au dehors et l'estimans par l'exteriore apparence, n'en eussiez donné un coupeau d'oignon, tant laid il estoit de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le reguard d'un taureau, le visage d'un fol, […] ». Nous avons là le portrait fidèle du Fou du tarot ! L'on notera également les rapports qui existent entre l'iconographie de certains arcanes du tarot et quelques-unes des 120 gravures qui, à l'exclusion de tout commentaire, constituent un curieux volume qui, s'il n'est pas de Rabelais, semble néanmoins provenir de son cercle d'amis, Les Songes drôlatiques de Pantagruel, publié à Paris en 1565 (soit douze ans après le décès de Rabelais).

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Cette gravure des Songes drôlatiques de Pantagruel évoque tout à la fois l'arcane XVI du tarot (la Maison-Dieu)
et le nom italien de ce jeu – trionfi, qui désigne à l'origine des processions de divinités sur des chars, accompagnées de « silènes ».

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(2). Ce sujet passionnant serait trop long à évoquer ici. Signalons en résumé que les arcanes majeurs sont susceptibles d'être disposés en forme de « mandala », selon une division naturelle du cercle en vingt secteurs égaux – l'arcane XXI, le Monde, occupant le centre, et l'arcane [XXII] – le Fou (non numéroté dans la plupart des jeux et servant d'« excuse » pour remplacer tel ou tel atout), étant considéré comme formant la représentation du parcours de l'observateur/initié à l'intérieur des 20 + 1 « stations » proposées. La division en vingt, naturelle parce qu'obtenue par le seul moyen de la règle et du compas, offre l'intérêt de créer entre les cartes, rangées sur le périmètre selon leur numéro d'ordre, des sous-séries logiques et, pour ainsi dire, « occultes » ; il y a ainsi dix couples de cartes opposées, cinq séries de quatre cartes et quatre séries de cinq – chacune de ces séries indiquant des relations plus ou moins signifiantes entre les arcanes, soit en ce qui concerne leur thème général, soit quant à certains détails (par exemple, une de ces séries met en évidence les diverses modalités du « quatre de chiffre »). Pour un exposé complet de ces relations géométriques, cf. Jean-Michel Mathonière, L'Arcane des arcanes du tarot ; essai sur la structure géométrique des arcanes, éd. de la Maisnie, Paris, 1985, pp. 73-91 + planche dépliante annexe (certains points exposés dans ce livre sont assez éloignés de ma pensée actuelle, notamment en ce qui concerne l'ésotérisme proprement dit). [retour au texte]

(3) . Ce qui ne signifie pas que le tarot ne véhicule aucune allusion à la Kabbale. Mais, d'une part, celle-ci ne se limite pas à des spéculations à partir des vingt-deux lettres hébraïques (les dix séphiroths sont également très importants), et, d'autre part, notamment si l'on tient compte du contexte dans lequel l'on voit apparaître les plus anciens jeux connus, il serait plus judicieux de se référer tout d'abord à la Kabbale chrétienne – c'est précisément le milieu et l'époque où elle prend son essor – plutôt qu'à la pure Kabbale hébraïque. [retour au texte]

(4) . Sur la question des importants rapports entre Art de mémoire et symbolique/ritualisme maçonnique, cf. Marc-Reymond Larose, Le Plan secret d'Hiram ; Fondements opératifs et perspectives spéculatives du tableau de loge, éd. La Nef de Salomon, Dieulefit, 1998, notamment le chapitre « Le tableau de loge en tant que système d'Art de mémoire », pp. 91-99 et notes afférentes. [retour au texte]


BIBLIOGRAPHIE

Malgré l'impressionnante abondance des ouvrages consacrés au tarot, il n'existe à l'heure actuelle aucun titre en langue française qui marie judicieusement histoire, iconographie et hermétisme. L'on peut néanmoins consulter (malgré le fait que ses références documentaires datent beaucoup, que son iconographie est nettement insuffisante et que sa partie consacrée au « symbolisme » ne soit que la compilation sans réelle critique des conceptions occultistes) le livre de Gérard van Rijnberk, Le Tarot; histoire, iconographie, symbolisme, éd. originale 1947, réédition La Maisnie/Trédaniel, Paris, 1981. Pour ce qui est de l'histoire et de l'iconographie des jeux, se reporter à l'excellent catalogue de l'exposition organisée par la Bibliothèque Nationale, Tarot, jeu et magie, Paris, 1984. La publication la plus importante et la plus sérieuse est en langue anglaise : Michael Dummett, The game of Tarot, éd. Duckworth, Londres, 1980. D'intéressantes études, notamment sur l'iconologie, ont été publiées en Italie ; cf. notamment le catalogue de l'exposition Le Carte di Corte. Gioco e Magia alla Corte degli Estensi, Ferrare, Nuova Alfa Editoriale, 1987. Enfin, pour ce qui concerne ce qui me semble être la véritable « clef » de l'iconographie plus ou moins énigmatique des tarots, cf. Frances A. Yates, L'Art de la mémoire, Gallimard, Paris, 1966.

 

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