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Un aspect méconnu de la Maçonnerie « opérative » en France

Cet article a été publié dans le n° 51 (année 2000) des Chroniques d’histoire maçonniques, Institut d’Études et de Recherches Maçonniques, Paris, pp. 149-154. La présente version a simplement été adaptée à la publication en ligne.

Au cours de récents travaux de classement de documents divers, il a été trouvé un document particulièrement inhabituel et intéressant dont nous donnons ici la reproduction en fac-similé (> voir fichiers images : enveloppe - courrier page 1 - courrier page 2).

Il s'agit d'un courrier à l'en-tête de la Loge Les vrais amis des Arts (Orient de Toulon), en date du 10 juin 1829. Il est signé de Simon Monserrat, dit « La Sincérité de Castres », Compagnon Étranger tailleur de pierre, et il est adressé à Monsieur Ville, dit « Franc-Cœur de Montpellier », lui aussi Compagnon Étranger tailleur de pierre, résidant à Montpellier.

L'objet de ce courrier, dont nous ignorons pour l'instant les suites, est la demande d'un certificat prouvant que son auteur est bel et bien titulaire des deux premiers grades symboliques. En effet, désireux de participer aux travaux des Vrais amis des Arts, Monserrat, non seulement ne possède aucun certificat prouvant sa qualification mais, plus encore, ne se souvient ni en quelle année ni dans quelle Loge il a reçu la Lumière. Du fait même qu'il lui adresse ce courrier, il apparaît donc que l'un des seuls souvenirs qu'il possède de cet épisode est le fait qu'un autre Compagnon Étranger, Ville, était présent sur les colonnes. L'on peut cependant admettre qu'il se souvient suffisamment bien des rites et symboles maçonniques pour obtenir la confiance d'un des Frères toulonnais afin qu'il lui cède une feuille de papier à en-tête de la Loge.

D'un point de vue général, cette amnésie ne doit pas surprendre outre mesure. En effet, outre que nous en savons pas combien d'années ou de décennies séparent l'initiation de Monserrat et le présent courrier, il faut rappeler que l'expansion maçonnique à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, ainsi que les troubles consécutifs à la Révolution et aux guerres de l'Empire, n'ont guère été propices à une pratique assidue et régulière. L'on notera également que l'itinérance des Compagnons, quels que soient leur métier et leur société, ne favorise pas non plus la continuité du travail maçonnique : aujourd'hui ici, dans une ville possédant une ou plusieurs Loges, demain ailleurs, dans une bourgade d'où la Maçonnerie est absente, après-demain encore ailleurs, dans une ville possédant une Loge dont les membres ne voient pas forcément d'un bon œil la présence d'artisans…

Précisément, l'intérêt de ce document réside principalement dans son caractère compagnonnique. En effet, si la présence en franc-maçonnerie de Compagnons « du Tour de France » est assez bien connue postérieurement à 1830, elle est très rarement attestée auparavant. Qui plus est, le métier et le rite pratiqués par ces deux « Cotries » (ou « Coteries », terme propre aux Compagnons tailleurs de pierre et charpentiers pour se désigner mutuellement) sont, vis-à-vis de la tradition maçonnique, particulièrement intéressants. Car non seulement il s'agit de véritables maçons opératifs, mais ce sont aussi des « enfants de Salomon ».

Il faut en effet rappeler que les Compagnons tailleurs de pierre français étaient autrefois divisés en deux familles rituelles : d'une part, les Compagnons « Passants », d'autre part, les Compagnons « Étrangers ». Les premiers, également dit « du Devoir », revendiquaient avoir été fondés par un dénommé « Maître Jacques », à une date variant selon les légendes : tantôt en 558 avant l'ère chrétienne (Jacques est alors considéré comme étant un architecte ayant œuvré au Temple de Salomon), tantôt durant le Moyen ge (Jacques étant alors considéré comme étant soit un habile appareilleur, Jacques Moler, ayant œuvré sur le chantier de la cathédrale Sainte-Croix d'Orléans, soit comme le dernier Grand-Maître de l'Ordre du temple, Jacques de Molay). Les seconds revendiquaient pour leur part être la souche primitive du compagnonnage, fondée par Salomon et Hiram lors de la construction du premier temple de Jérusalem. De fait, les Compagnons Étrangers tailleurs de pierre revendiquent donc exactement la même origine que les francs-maçons. Il n'est donc finalement rien d'étonnant à les voir s'affilier à la franc-maçonnerie, contribuant ainsi à asseoir une idée dont nous savons aujourd'hui qu'elle est en grande partie fausse, à savoir que Maçonnerie et Compagnonnage sont en quelque sorte de proches « cousins », descendants directs des bâtisseurs de cathédrales.

Il faut également préciser que seuls existent encore aujourd'hui les « Honnêtes Compagnons Passants tailleurs de pierre du Devoir », la société des Compagnons Étrangers s'étant éteinte au tout début du XXe siècle, malgré une tentative de réveil conduite par Albert Bernet, architecte et dignitaire du Grand Orient de France. Si les sources documentaires concernant les Compagnons Passants sont relativement abondantes, notamment depuis la découverte, en 1996, d'un important fond d'archives publiques concernant ceux d'Avignon et sa région, celles qui sont relatives aux Étrangers sont quasi inexistantes. Qui plus est, le peu qui est connu à leur sujet, en dehors de procès-verbaux de police concernant les rixes qui opposèrent quelquefois très violemment les deux rites au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ne date que de la seconde moitié du XIXe. Précisément, il ressort de ces quelques documents tardifs que de nombreux Compagnons Étrangers étaient également francs-maçons, qui plus est souvent titulaires de hauts-grades. Cette double appartenance fait d'ailleurs partie des reproches que leur adressaient les Compagnons Passants, farouchement catholiques et profondément hostiles à la franc-maçonnerie, suspectée de vouloir prendre le contrôle des compagnonnages.

Le document publié ici atteste donc que cette double appartenance n'est pas, comme il a souvent été prétendu afin d'en minimiser l'importance, un phénomène tardif qui serait avant tout consécutif à l'intérêt porté par les francs-maçons au monde ouvrier durant la seconde moitié du XIXe siècle. Reste à savoir s'il s'agit là d'un cas marginal, peu représentatif, ou bien d'une attestation d'un phénomène de plus grande ampleur. Divers indices, tant du côté maçonnique que du côté compagnonnique, laissent à penser que cette seconde hypothèse est assez crédible. Car si les historiens de la Maçonnerie ont généralement souligné combien était faible la présence ouvrière dans les Loges sous l'Ancien Régime, le dépouillement des tableaux montre à l'évidence que cette sous-représentativité ne doit pas être confondue avec une totale absence. Par ailleurs, un point extrêmement important découle des recherches effectuées à partir des fonds compagnonniques avignonnais évoqués ci-dessus : un grand nombre de ces Compagnons tailleurs de pierre, les deux rites confondus, sont en réalité qualifiés dans les documents extra-compagnonniques de « maîtres maçons » (au sens usuel du terme), d'« entrepreneurs », d'« ingénieurs » ou d'« architectes ». Il convient donc pour les chercheurs de se poser la question de savoir si les architectes et entrepreneurs en bâtiment qui apparaissent sur les tableaux de Loges ne sont pas en réalité des Compagnons tailleurs de pierre installés bourgeoisement (l'itinérance sur le tour de France n'est que l'une des phases de la vie compagnonnique).

Signalons aussi que si les Compagnons Étrangers semblent avoir cultivé la double affiliation, ce phénomène n'est pas totalement absent chez les Passants. Ainsi, les plus anciennes attestations relatives à l'appartenance à la Maçonnerie de Compagnons tailleurs de pierre concerne justement les Compagnons Passants avignonnais. D'une part, l'un d'entre eux, Pierre Raquin, dit « La Douceur d'Avignon », est avec certitude titulaire du grade de Grand Élu en 1808 ; d'autre part, le dessinateur-rédacteur du Rôle d'Avignon de 1782, Ponge, dit également « La Douceur d'Avignon », architecte-ingénieur et très grand entrepreneur du sud-est de la France à la fin de l'Ancien Régime, a introduit dans ce document divers éléments qui laissent à penser qu'il fréquentait les milieux maçonniques, notamment ceux de Tarascon-Beaucaire.

En tous les cas, si les lecteurs croisent au gré de leurs recherches des documents relatifs aux Compagnons, notamment les tailleurs de pierre « Passants » ou « Étrangers », qu'ils ne les considèrent pas comme étant somme toute « normaux » ou objet de simple curiosité. L'étude historique des compagnonnages en est en réalité à ses balbutiements, et tout document, aussi insignifiant qu'il puisse paraître aux « profanes », est éminemment précieux. Si vous avez connaissance de documents semblables, merci de me contacter.

Jean-Michel Mathonière puce

Pour en savoir plus en consultant d'autres pages de ce site :

– Laurent Bastard et Jean-Michel Mathonière, Travail et Honneur ; les Compagnons Passants tailleurs de pierre en Avignon aux XVIIIe et XIXe siècles, éd. La Nef de Salomon, Dieulefit, 1996, 396 p. Ce livre, pourvu d'une abondante iconographie, publie et analyse les principaux documents provenant des archives de la société des Compagnons Passants tailleurs de pierre d'Avignon, unique exemple d'archives publiques connu à ce jour.

– Jean-Michel Mathonière, « Iconographie et symbolique du blason des Compagnons Passants tailleurs de pierre » (fichier PDF), in Renaissance Traditionnelle, n° 122 (avril 2000), pp. 74-99. Article repris et complété dans Le Serpent compatissant, éd. La Nef de Salomon, Dieulefit, 2001.

– Jean-Michel Mathonière et Pierre Mollier, « Deux épigraphies symboliques ou la “marque” de la Maçonnerie et de l'Alchimie à Marseille au XVIIIe siècle (fichier PDF 808 Ko à télécharger : nombreuses illustrations).

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