www.compagnonnage.info | LE SITE DES RECHERCHES DE JEAN-MICHEL MATHONIÈRE ET DU CENTRE D'ÉTUDE DES COMPAGNONNAGES |
Accueil | Compagnons tailleurs de pierre | Les compagnonnages | Expositions virtuelles | Ressources utiles |
Chants compagnonniques La rubrique musicologique de Julie Hyvert Retour à la présentation de la thèse de Julie Hyvert. Pour accéder directement aux analyses de chants, cliquer sur les titres ci-dessous : Travaille et chante Les fils de la Vierge par Jules Lyon, dit Parisien-Le-Bien-Aimé, Compagnon cordonnier-bottier
Les fils de la Vierge [note 1] furent écrits en 1846 par Lyon Jules, dit Parisien-le-bien-aimé, Compagnon cordonnier-bottier, et dédiés à un ami, le Pays Lyonnais-le-bon-cur, Compagnon Tisseur-ferrandinier du Devoir [note 2]. Elle est dite « Chaîne d'alliance » [note 3]. Rite de fraternité par excellence, ce cérémonial compagnonnique de danse chantée est né au milieu du XIXe siècle. On le retrouve dans un grand nombre de chansonniers compagnonniques manuscrits ou imprimés [note 4]. Ce chant semble très apprécié dès sa création. Aujourd'hui, nous le retrouvons dans le Chansonnier des Compagnons du Devoir, à la page 53 [note 5] (texte et musique) et dans le Parolier de la Fédération Compagnonnique des Métiers du Bâtiment à la page 118 [note 6] (texte). Le nom de « chaîne d'alliance » vient ici de la chaîne qui, disposée sur le métier, sert de guide à l'ouvrier lors de l'opération de tissage qui consiste à entrecroiser la trame [note 7]. Utilisée tout d'abord par les Compagnons tisseurs, elle s'est étendue à tout le compagnonnage et est employée par les Compagnons de tous les rites [note 8]. Elle est réservée aux Compagnons et aux Aspirants et peut compter un nombre illimité de participants. La chaîne d'alliance se pratique lors des fêtes Compagnonniques (réception, fête patronale, congrès de corporation &) et ne se déroule qu'à heures fixes, en général à minuit (ou plus rarement à midi) [note 9]. Portant leurs couleurs, les Compagnons et Aspirants se tiennent les mains en croisant les bras, le droit par-dessus le gauche, à la manière des maillons d'une chaîne, ils forment une ronde fermée [note 10]. Au centre de la ronde se tiennent le chanteur et le Rôleur debout, la Mère assise et parfois d'autres Compagnons que l'on veut honorer. Voici les instructions données sur la chaîne d'alliance dans le Rapport de synthèse sur la vie des maisons : « La chaîne d'alliance est un moment fort pour les Compagnons et le public apprécie la dignité dans laquelle elle se déroule. Il convient néanmoins de veiller à la tenue de chacun des participants. La tenue vestimentaire ainsi que l'attitude digne doivent être de rigueur. Tout écart sur ces plans doit faire l'objet d'une sanction et d'une mise à l'écart sur-le-champ, décidée par le rôleur de cérémonie » [note 11]. C'est le chanteur qui entonne le chant : Les fils de la Vierge. A ce moment, les participants sont immobiles. Puis, sous la forme d'une ronde lente, tournante et fermée, ils marchent à petits pas durant le refrain. Ils se déplacent de droite à gauche en suivant une circonférence imaginaire, avançant à petits pas « dans le sens du Tour de France. » [note 12] La chaîne d'alliance est, tout d'abord, un symbole compagnonnique fort, de volonté dans la continuité et de fraternité. Barret et Durand décrivent très bien cela : « Chaque Compagnon est l'image de tous les Compagnons.[ ] tissant bras à bras la ronde des frères du moment, la chaîne d'alliance rattache aussi aux frères de toujours » [note 13]. Voici l'explication donnée au public avant l'exécution de la chaîne d'alliance à l'Association Ouvrière des Compagnons du Devoir : « Le rôleur s'adresse à l'assistance en ces termes : « Chers invités, Mesdames, Messieurs, chers amis, la cérémonie qui se déroule devant vous symbolise à la fois l'union et la solidarité des métiers qui composent notre Association. Cette chaîne d'alliance est aussi l'image des maillons représentés par les Compagnons plus anciens liés aux plus jeunes et symbolise ainsi la fraternité qui unit tous les Compagnons. Nous allons chanter la chanson intitulée Les fils de la Vierge qui fut écrite en 1846 par le Compagnon Jules Lyon, Parisien-le-Bien-Aimé, cordonnier bottier de son état. Le refrain sera chanté par tous les Compagnons et Aspirants qui constituent cette chaîne. Je demande à l'assistance le plus grand silence et de ne prendre ni photos ni film ni d'applaudir. Je vous remercie. » [note 14] Notation musicale : (paroles du couplet 1)
Analysons la musique de ce chant brièvement. Les fils de la Vierge, en Ré M, est composé de cinq couplets de huit vers chacun. Sa structure est de type couplet/bis. Nous avons repéré une forme tripartite dans la mélodie : ABA'. A se divise en deux fragments a et a'. Ces deux derniers représentent l'enchaînement « antécédent (a) /conséquent (a') ». a et a' sont strictement identiques, sauf au moment de leur cadence respective (mes 5, a se termine sur un premier degré et mes. 9 a' sur un cinquième). B est un nouvel élément mélodique avec une polarité de la dominante. B pourrait être un intermède avant la reprise terminale de la phrase initiale (A). A' comprend deux phrases (a1 et a2) : a1 est modifiée au moment de la cadence de la mesure 17 afin de donner un élan à la reprise du texte du bis. a2 est un nouvel élément, il permet de conclure le couplet et le bis. Dans a2, nous constatons une ligne mélodique ascendante puis descendante à partir du ré (mes. 19) qui est d'ailleurs la note pôle de la tonalité. Le terme « chaîne » revient dans chacun des couplets, il rappelle la forme de la ronde. De plus, il est placé sous la note ré qui est la note la plus aiguë du chant, nous pouvons l'interpréter comme le climax de la mélodie. Enfin, constatons que graphiquement la mélodie représente une ondulation qui rappelle aussi la forme de la ronde chantée. Après avoir brièvement analysé cette pièce, assez simple et répétitive, il nous faut aller plus loin dans l'étude de la chaîne d'alliance. Nous l'avons envisagé à un niveau social, à travers la fraternité compagnonnique. En ce qui concerne ce chant, il s'agit de la technique de chant alterné commune à beaucoup de chants compagnonniques. Mais Les fils de la Vierge est la seule chanson compagnonnique qui associe le geste au chant en une succession de strophes et refrains, répétée dans le temps et qui se manifeste dans l'espace par le déplacement des participants. Pendant le couplet (solo) les Compagnons et Aspirants sont immobiles. Tandis qu'au moment du refrain (chur), ils effectuent un lent déplacement. Nous voyons bien ici le rapport entre la musique et le geste. La ronde chantée est fréquemment utilisée dans les musiques populaires. Pour Yvon Guilcher, cette forme d'expression est « une mise en ordre sociale » [note 15]. Voici comment il analyse la notion de ronde : « La décrire, c'est déjà décrire la société : la ronde met tout le monde sur le même plan.[ ] La communauté est au coude à coude, main dans la main. Elle tourne le dos à l'extérieur. Chacun s'expose au regard de tous et a droit de regard sur tous. Tout le monde fait la même chose en même temps. Tout le monde pense à la même chose : la chanson et ce qu'elle raconte. Aucune autre forme n'est à ce point unifiante, monolithique. C'est la danse d'une communauté, à la fois tutélaire et contraignante. Ces gens-là dansent comme ils vivent. La forme de la danse est une mise en ordre sociale qui révèle la façon dont le groupe vit et conçoit par ailleurs la relation à autrui. On danse comme on a travaillé, [ ] et danse et travail rassemblent les mêmes acteurs. Tout ça ne veut pas dire que la danse représente symboliquement la société.[ ] Ils se contentent de vivre la relation sociale telle qu'ils la conçoivent. Danser, pour eux, cela veut dire donner la main aux autres et former la ronde » [note 16]. Cette analyse de la forme ronde est indéniablement celle que nous retiendrons pour interpréter la chaîne d'alliance. Il s'agit d'un mode d'expression corporelle, par lequel le groupe refermé sur lui-même présente à ceux restés hors du cercle (stagiaires, invités, famille ) à la fois sa totale indépendance et sa cohésion. En effectuant la chaîne d'alliance publiquement, les membres de la communauté montrent aussi que la cohabitation est possible : le rôleur explique au préalable comment entrer dans le « cercle ». Par cette figure sans commencement ni fin, les Compagnons montrent l'éternité et la force de la solidarité et de la fraternité compagnonnique, toute l'expérience du groupe étant collective et reçue des anciens. La sagesse, incontestable par son ancienneté, est condensée dans le chant. Cette forme, enfin, indique l'appartenance des Compagnons d'aujourd'hui à une société traditionnelle ancienne. La ronde chantée conserve sa raison d'être. Laissons au Compagnon Parisien-la-Bonne-Volonté le soin de clore cette étude : «[ ] présentée brièvement à l'auditoire, apporte toujours une note sentimentale et rappelle aux invités qu'ils sont chez les Compagnons. C'est pourquoi il est important de bien expliciter ce rite, afin de nous démarquer par rapport à l'idée très répandue d'une association mystérieuse voire secrète. Mais la chaîne d'alliance ne doit pas être le seul signe sensible du Compagnonnage dans cette soirée » [note 17] Julie Hyvert Schéma de la Chaîne d'alliance [note 18]
NOTES 1. Prononcer le « l », car il s'agit du pluriel de fil (de soie). [retour au texte] 2. Chansons des Compagnons du tour de France, op.cit., p.117. [retour au texte] 3. Cette chanson est parue la première fois dans Chansonnier (Le) du Tour de France, par des Compagnons de tous les métiers et de tous les Devoirs, pour faire suite au livre du Compagnonnage de A. Perdiguier, Paris : Agricol Perdiguier, 1859. [retour au texte] 4. - Clochard (Auguste), Chansons de compagnonnage U.V.G.T. copié à Paris les 9 et 10 août 1900 par Clochar Auguste, dit Poitevin le B.C.C.C.D.D. reçu à Paris le 19 mars 1900 B.P. le V., 1900, 10x22,5 cm. Romanèche-Thorins, Musée départemental du Compagnonnage, 2001-1-2001 - Anonyme, Cahier manuscrit, Discours prononcé sur la tombe de Mme Vve Merle, Mère des compagnons passants Charpentiers de la ville de Paris, décédée le 28 juin 1859, au siège de la Société des compagnons de Paris, Texte suivi de chansons compagnonniques, [milieu XIXe siècle], 17,5x22cm. Romanèche-Thorins, Musée départemental du Compagnonnage, 2001-1-146 [retour au texte] 5. Chansonnier des Compagnons du Devoir, Paris : Librairie du Compagnonnage, 1996, Couv. ill en coul., 15 cm, 280 p. [cote BnF Mus, Vmf.000383] [retour au texte] 6. Chansons des Compagnons du Devoir du Bâtiment, Parolier, Paris : Fédération Compagnonnique des Métiers du Bâtiments, 5ème édition, rev. et aug., 2000., couv. Ill. en couleur 134 p. [cote BnF, 2000-51208] [retour au texte] 7. Poitrineau (Abel), Histoire du Compagnonnage, Lyon : Horwath, 1992, p.43. [retour au texte] 8. Dans le Devoir de Liberté la chaîne d'alliance est nommée ronde unitaire. L'Union Compagnonnique parle parfois de chaîne d'union à la place de chaîne d'alliance. [retour au texte] 9. « C'est à midi juste que le voyageur sur la mer fait le point par rapport à d'autres midis » d'après Le Compagnonnage en France et en Europe, Paris : Gary, 198, p.378, tome 1. [retour au texte] 10. Pourtant, il lui arrive de se rompre. Au cours de funérailles, la chaîne est pratiquée sans chant autour de la sépulture du disparu. A chaque enterrement de Compagnon, la chaîne reste ouverte afin de montrer qu'un maillon manque. [retour au texte] 11. Article 5 du Rapport de synthèse sur le vie des maisons, p.87. [retour au texte] 12. Le Compagnonnage en France et en Europe, op.cit., p.378. [retour au texte] 13. Barret (Pierre), Durand (Jean-Noël), Ils voyageaient le France, Vie et tradition des Compagnons du tour de France au XIXe, Paris : Hachette, 1980, p.392. [retour au texte] 14. 57ème Assises des Compagons du Devoir, Pont de Veyle, 9 et 10 juin 1995, p.95. Cf. Document 9, p.87. [retour au texte] 15. Guilcher (Yvon), « La danse renseigne sur plus qu'elle même », in Danse et société, éd. par Yvon Guilcher, Toulouse : Isatis, 1992, p.14. (actes du colloques Toulouse 29 octobre 1988). [retour au texte] 16. Ibid. [retour au texte] 17. Parisien-la-Bonne-Volonté, « Nos fêtes », Compagnonnage, n°396, novembre 1976, p.10. [retour au texte] 18. Il est interdit de photographier ou filmer la Chaîne d'alliance, c'est pourquoi nous proposons ce schéma. [retour au texte] Pour accéder directement aux analyses de chants, cliquer sur les titres ci-dessous : Travaille et chante
|